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Rivage à l’abandon, Matériau-Médée, Paysage avec Argonautes 

© Pascal Gély

Texte Heiner Müller – traduction Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger – mise en scène Matthias Langhoff, au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers.

L’accueil du public se fait par la Galerie, un grand espace dans lequel sont proposées plusieurs installations : Paysages du temps de Catherine Rankl, toile peinte monumentale ; Verkommenes Ufer/Rivage délabré, de Heiner Goebbels, une pièce radiophonique de 1984 « observations acérées d’un paysage d’après-guerre et de ses survivants » et une expérience du  théâtre comme espace acoustique ; Traces de lumière d’un pays disparu ou une esthétique de la résistance, sur-peintures cinématographiques de Matthias Langhoff, qu’il définit comme une biographie ou un témoignage dont on ne peut ni fixer la forme ni les règles.

On entre ensuite par une porte dérobée dans un lieu aménagé, peu profond mais de grande ouverture, en fait l’envers – ou bien l’endroit, selon la manière dont on se situe – de cette grande galerie et l’on comprend que les installations sont aussi la scénographie du spectacle, enrichies des vidéos d’Anton Langhoff pour l’image et le son. Toutes les toiles sont mobiles et apparaissent comme les grands voiles d’un navire, Argo peut-être, sur lequel avait embarqué Jason. Un rail métallique traverse l’espace, de cour à jardin, signe du voyage et/ou du déplacement. Un cercle de terre, un arbre mort complètent ce paysage d’après la bataille. Dans un coin une cuisinière sur laquelle la cafetière frissonne.

Rivage à l’abandon est cet univers visuel souligné des quelques mots métaphoriques d’Heiner Müller qui témoignent de la polyphonie de la sous-culture berlinoise des années 80. Maurice Taszmann, l’un de ses principaux traducteurs, définissait l’auteur, ainsi : « Heiner Müller, un auteur allemand, le chroniqueur de cette terreur qui vient d’Allemagne partagée entre la mémoire et l’oubli qui ne cesse de jouer les Niebelungen, la Mythologie y nique l’Histoire et inversement. Par ailleurs, il est écrivain en tant qu’il est réécrivain. Il a en commun avec Shakespeare le commerce avec les spectres. Les affrontements entre la société civile et l’État, il connaît, tout comme et à la suite de Sophocle, Eschyle, etc. » (cf. Prétexte Heiner Müller, numéro des « Cahiers du Renard », 1992). Les mots de l’auteur sont portés par Claudio Codemo, Marcial Di Fonzo Bo, Laura Lemaitre et Frédérique Loliée, l’équipe de la Comédie de Caen/CDN de Normandie que dirigent  Marcial Di Fonzo Bo et Elise Vigier : « Lac près de Straussberg Rivage à l’abandon Trace d’Argonautes aux fronts bas. Branches mortes Cet arbre ne s’élèvera pas au-dessus de moi… »

© Pascal Gély

Apparaît Médée, l’étrangère abandonnée à Corinthe, qui s’invite dans ce paysage défait de l’Allemagne d’après-guerre, dans un puissant et vibrant monologue performatif porté par Frédérique Loliée. Miroir, perruques, colliers sont les derniers signes de sa puissance dans ce Matériau-Médée : « Qu’étais-tu avant moi, Femme ? » lui lance Jason. Ce mythe fondateur se réactive dans les ruines du monde contemporain qui n’ont cessé d’interpeller Heiner Müller. Médée la Barbare/Maintenant dédaignée par Jason son mari, qui lui en préfère une autre, reprend sa liberté, loin de tous, et nous prend à partie en présence de la nourrice de ses enfants bientôt sacrifiés et cruellement présents sur scène, dans deux boîtes de conserve. Dans sa douleur, elle leur fait des confidences et raconte son plan diabolique à l’égard de la nouvelle épouse de Jason. « Me voici disloquée » lance-t-elle. Elle s’asperge de lait et perd la raison. « Je veux briser le monde en deux morceaux et habiter le vide au centre… »

© Pascal Gély

Dans Paysage avec Argonautes, l’acteur (Marcial Di Fonzo Bo) dialogue avec lui-même dans une barque placée au centre du plateau. Le moment est d’une grande densité. « Voulez-vous que je parle de moi Moi qui de qui est-il question quand Il est question de moi Qui est-ce Moi… » Images de mer. Arrêt sous l’arbre mort. Paysage de ma mort. Mitraillettes. « La fiancée du marin c’est la mer. Les morts dit-on sont debout au fond, Nageurs verticaux Jusqu’à ce que leurs os reposent. » Sereinement, l’artiste peintre est dans son atelier.

Metteur en scène franco-allemand né en 1941, réfugié à Zürich avec sa famille pour fuir le régime nazi pendant la guerre, plus tard installé en France et naturalisé français, Matthias Langhoff, ce grand du théâtre, fut formé à l’école du Berliner Ensemble où il a appris à rassembler tous les corps de métier autour des textes. Il y monte les pièces de Brecht à partir de 1961, travaille, de 1969 à 1978 avec Manfred Karge à la Volksbühne de Berlin-Est, où il présente notamment La Bataille d’Heiner Müller avec qui il travaille ensuite au Schauspielhaus de Bochum, ainsi qu’en Autriche et en France.  De 1989 à 1991, il dirige le théâtre Vidy-Lausanne, puis est codirecteur et actionnaire du Berliner Ensemble en 1992-1993 avant de devenir ensuite metteur en scène invité sur les scènes européennes notamment à Francfort, Paris, Genève et Berlin.

C’est en collaboration avec Heiner Müller de qui il était proche, et dont il a monté de nombreux autres textes, que Matthias Langhoff a créé ce triptyque : Rivage à l’abandon, Matériau-Médée, Paysage avec Argonautes au Théâtre de Bochum, il y a quarante ans. Il le reprend pour la première fois en français. Le lieu qu’il a aménagé au sein du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers colle exactement à son évocation scénique multiforme « car le beau signifie la fin possible de l’effroi. » Cette « étoile à trou noir » selon les mots d’Heiner Müller, prétexte pour montrer les ruines du monde contemporain et donner ces récits d‘expériences sur fond d’années de plomb, reste énigmatique. Le geste de mise en scène, radical, pourtant l’éclaire et lui donne vie tout en témoignant de sa désespérance. « Un beau jour on meurt, et on devient paysage. »

© Pascal Gély

Entre le passé et le présent, ce mouvement de balancier porté par Matthias Langhoff est une magnifique et complexe leçon de théâtre qui nous mène au bord du gouffre que fut le XXème siècle dans ses guerres et génocides, traumatismes pour le monde entier. « Langhoff est un chercheur d’histoires, anciennes ou récentes, il mène des fouilles et procède à des excavations. Il puise en elles, de Büchner à Shakespeare, d’Eschyle à Müller, l’énergie d’une mission inépuisable : donner à entendre des fictions pour ne plus se raconter d’histoires… » écrit Bruno Tackels dans le bien intéressant Cahier n° 7 de la Comédie de Caen, remis au public. L’équipe qui entoure l’emblématique metteur en scène, compagnons de route pour la création de Richard III reconstituée en 2021 par Marcial Di Fonzo Bo et Frédérique Loliée au CDN de Caen – après sa création en 1995 par Matthias Langhoff – participe, avec rigueur et exigence, de la transmission aux jeunes générations. Tout un pan de l’histoire du théâtre se trouve là, dans sa singulière modernité, en référence à Brecht et à son « matériau absolu. »

Brigitte Rémer, le 12 février 2021

avec : Claudio Codemo, Marcial Di Fonzo Bo, Laura Lemaitre, Frédérique Loliée. Collaboration artistique Véronique Appel – scénographie et création costumes Catherine Rankl – peinture Catherine Rankl, Eric Gazille – création perruques-maquillage Cécile Kretschmar – création vidéo/régie son-vidéo Anton Langhoff – création lumière//régie Lumière Laurent Bénard ou Olivier Allemagne – régie générale-plateau Laura Lemaitre – régie plateau Claudio Codemo – régie son Baptiste Galais – production Comédie de Caen/CDN de Normandie – coproduction La Commune CDN d’Aubervilliers, Teatro Piemonte Europa/Turin – Le texte est publié aux éditions de Minuit.

Jeudi 26 janvier à 19h30, vendredi 27 à 19h et 21h, samedi 28 à 18h et 20h, dimanche 29 à 16h et 18h, mardi 31, mercredi 1er février et jeudi 2 à 19h30. Théâtre de la Commune/CDN d’Aubervilliers, 2 rue Edouard Poisson. 93300 – métro : ligne 12 / Mairie d’Aubervilliers ou ligne 7 / Aubervilliers-Pantin Quatre Chemins, puis bus 150 ou 170 – site : lacommune-aubervilliers.fr – tél. : 01 48 33 16 16.